lundi 25 août 2014

Deux poèmes N. Lygeros (Vidéos)

 -La couleur déchirée

*****




La couleur déchirée
N. Lygeros

Il naquit sous le signe de la croix : une croix blanche clouée au bleu du ciel, sur une terre gorgée de lumière, labourée par les légendes. Sa patrie, jadis habitée d'hommes libres, était depuis des siècles sous le joug ottoman : ses rivages avaient été torturés, ses arbres écorchés, ses collines brûlées, ses villages mis à sac. Les massacres écrasaient de leur férocité toute tentative de révolte. Les hommes naissaient esclaves et demeuraient ainsi jusqu'à ce que la mort vînt les libérer de leur sort. Tel était son temps. Cependant, celui que l'on surnomma le svelte quand il devint klephte, avait été taillé dans le cyprès de la mémoire; cette flèche verte sortie des entrailles de la terre pour atteindre le bleu extrême. Tel un éclat de marbre d'un temple inventé par un archéologue, il était d'un seul tenant : libre. Au milieu des pierres éternelles et des arbres d'antan, un symbole humain avait pris conscience. Telle était sa pensée.

Dans sa jeunesse, il avait suivi les paroles du pope de la grotte secrète. Il avait aimé de tout son être ce personnage en apparence austère et pourtant si humain. Il se rappelait encore sa longue barbe blanche qui tranchait sur son habit noir et ses mains calleuses qui caressaient avec tendresse sa tête lorsqu'il répondait à ses questions. Il avait été son premier et unique maître à penser. Il frappa la pierre sombre de son poing au moment où la scène de son martyre défila sous son regard.

Bien des années avaient passé depuis la disparition de son maître bien aimé. Et pourtant son esprit emplissait sa mémoire aussi vivant que jamais. Il appartenait désormais à son passé, sa source de grécité. Et aucune torture ne pouvait l'effacer de sa mémoire car il vivait en lui : ses mots coulaient dans son sang. Ce sang qu'il avait tant de fois versé pour défendre l'honneur de sa patrie. Ce sang qu'il avait mêlé à celui de ses hommes.

Son regard s'illumina, comme une bougie dans le néant, en revoyant la scène du serment. Chacun de ses klephtes avait passé la lame de son couteau sur sa main pour laisser vivre la trace rouge. Et chacun son tour avait lié son destin à celui des autres à l'aide de ce noeud pourpre; leur unique richesse avec le soleil. C'était ainsi que les klephtes étaient devenus des frères de sang.

Un à un, ils étaient tombés entre les mains des Turcs et après les pires tortures avaient fini par offrir leur sang à cette terre de lumière. C'était leur dernier moyen de rester des hommes libres. La mort était le seul chemin pour accéder à la liberté. La vie ne pouvait être qu'esclavage et obéissance absolue aux meurtriers de leurs ancêtres, aux bourreaux de leur descendance.

Chaque année passée dans ce monde de combats sanglants, il avait ajouté un pli à sa légendaire fustanelle tel un croyant qui égrène son chapelet en attendant le jour de la délivrance. Depuis la chute de Constantinople en 1453, son peuple réduit en esclavage ne rêvait que du roi de marbre, du pommier rouge et du jour où la Romanie refleurirait. Mais le svelte en avait décidé autrement. Son unique croyance était sa foi en les hommes. Il n'attendait rien des rêves et des légendes. Il ferait vivre son existence.

D'autres avant lui avaient recherché des hommes dans la foule, ces êtres nés libres malgré les circonstances, les seuls capables de maîtriser leur destin. Très tôt, il avait réalisé combien ils étaient rares mais n'avait jamais cessé sa quête. Il était sans espoir mais jamais désespéré car il savait que tant qu'il serait vivant, tout serait possible. Et avec le temps, il avait fini par trouver cette poignée d'hommes qui se transformerait en un poing levé contre l'occupant séculaire. Néanmoins, en les voyant tomber un à un pour leur patrie, il ne pouvait se résoudre à accepter que leur sort ne pût être que ce sacrifice qui semblait si vain à la population. Oubliant l'esclavage, elle le considéra responsable de leur mort. C'était lui qui les avait entraînés dans ce combat de l'inutile. Et maintenant, il savait qu'il périrait, non pas de son redoutable ennemi, mais de cette lâche condamnation. Tel était son sort.


Il était conscient et savait que chacun de ses exploits contre la tyrannie ottomane n'était qu'un élément de plus apporté au chef d'accusation. Car l'admiration était bien vite remplacée par la crainte devant le phénomène qu'il représentait. Et quand les Turcs avaient décidé de mettre sa tête à prix, il avait compris que le glas de sa vie avait sonné. Car dans un pays exsangue, en proie aux luttes internes, cette fortune constituait une tentation. Et qui aurait pu lui résister.

Dès le début, il avait su que cette rencontre était un piège mais il n'en avait cure. Son époque était révolue. Le temps de la traîtrise l'avait remplacé. Cela avait été inéluctable. Il ferait donc partie de ces hommes qui auraient lutté pour la liberté de leur peuple au prix de leur propre mort. Cependant rien n'avait changé dans son esprit car au commencement de sa lutte contre l'oppresseur, il avait eu une vision. Cette vision dépourvue de couleur, cette réalité future avait scellé son sort : il serait trahi par les siens. Et cette connaissance, loin de l'abattre, avait décuplé sa vaillance.

Peu à peu, sa révolte intérieure s'était transformée en révolution. Sa conscience d'appartenir à l'humanité avait grandi ses actes. Le chef de guerre était devenu un maître. Ses actions avaient pris une couleur ; la couleur de la conscience. Son entourage n'avait pas perçu ce changement irréversible, cette émergence de son caractère. Alors que lui, il avait vu tomber le bleu du ciel sur les hommes. Sa patrie n'était qu'une frontière entre deux bleus : la mer et le ciel.

Ce jour-là, le ciel était d'un bleu trop profond. Il avait emprunté le sentier secret, connu seul des rouméliotes, pour atteindre le sommet des gorges ; la déchirure de la terre. Et là, un genou à terre, appuyé sur son épée, il contempla pour la dernière fois de sa vie ce paysage du passé. Au loin, il aperçut le lac de ses origines. Tout avait commencé là-bas, tout finirait ici. La flore lui tendait ses bras turquoise telle une femme lascive qui désire enfin vivre au moment de mourir.

Derrière lui, une branche de bois sec craqua pour la dernière fois. Il posa sa main sur son pistolet et l'arma. L'inconnu continua à marcher encore quelques instants puis il s'arrêta net, foudroyé par son regard. C'était donc lui, son bras droit, son propre cousin qui avait fait un pacte avec le diable. Il lut dans ses yeux toute la haine et la jalousie qu'il avait en lui. Jamais, il ne lui avait pardonné de lui avoir sauvé la vie. Il le savait. Comme il savait qu'il n'était pas venu seul.

La sueur perlait sur son front. Tout son corps sentait la peur. Il l'avait trahi pour recevoir l'argent du vilayet mais pas seulement. C'était aussi sa vengeance. La lumière avait assombri son existence. Devant lui, il n'était qu'une ombre. Combien il eut aimé que l'union de leurs familles ne vît jamais le jour. Mais le destin en avait décidé autrement. Aussi il s'était approché de lui pour recevoir les vestiges de sa lumière. Seulement la noirceur de son âme était sans borne. Et quand sa tête fut mise à prix, il décida de le trahir et de dilapider l'argent de la récompense dans le jeu. Il serait l'instrument de vengeance du hasard contre la nécessité.

- Ta mission est finie... Tu peux partir... Je ne me battrai pas contre toi... Va leur dire que je les attends !

Ses paroles l'avaient blessé bien plus profondément que ne l'aurait fait son estocade. Il tenta de résister en portant sa main à son pistolet mais il la retira aussitôt qu'il croisa le regard implacable de Stavros. Il se retourna et s'enfuit en pressant le pas. Les dés étaient jetés, pensa-t-il.

Il le vit s'éloigner mais il ne le regarda pas. Il était déjà ailleurs. Il s'apprêta à livrer son dernier combat. Il ne savait pas combien de Turcs l'attaqueraient mais il savait qu'ils seraient assez nombreux pour lui donner la mort. Il arma son deuxième pistolet et planta son coutelas à ses pieds. Ce fut à cet instant qu'il entendit pour la dernière fois, le son du luth de son vieil ami ; le seul à être jamais parvenu à lui tirer une larme de sa nostalgie lumineuse, et il pensa que la déchirure pouvait blesser la couleur mais pas l'effacer.

Les chiens s'abattirent et les fusils crachèrent leur feu. Deux janissaires tombèrent à terre et Stavros sentit une brûlure sur le haut de son bras droit. Il laissa tomber ses pistolets, dégaina son épée et empoigna son coutelas.

Les autres s'élancèrent sur lui, leurs bras armés de yatagans, décidés à le déchiqueter. Il vit fondre sur lui, les vautours aux ailes d'acier recourbées mais il ne bougea pas. Les pieds solidement plantés dans sa terre natale, il les brava du regard. Les lames se croisèrent avec violence. Ils l'encerclèrent pour le frapper de toutes parts. Il para leurs coups puis les fendit et toucha l'un de ses assaillants en pleine poitrine. Celui-ci s'effondra sur le champ. Les autres, furieux, le frappèrent de plus belle et cela l'obligea à rompre.

Alors le coutelas lancé s'enfonça dans l'orbite du chef qui s'écroula en poussant des cris effroyables pendant qu'un autre lui taillada son ample manche découvrant ainsi une large blessure. Cela donna du courage aux Turcs et le fracas des armes reprit. Sa tunique ruisselait de sang mais il se battait comme un lion, seul contre tous. Un second sabra son gilet qui s'empourpra comme une traînée de poudre.

Cependant il ne formait qu'un avec son épée. Elle ne dépendait plus de son corps, seulement de son esprit. Et son esprit atteignit la pomme d'Adam du troisième. La voix tranchée, il rejoignit les autres dans le silence de la mort. Au grand dam du traître, la bougie de Stavros ne s'éteignait pas. Exaspéré, il arma son fusil et visa le coeur de son cousin. Mais la balle fracassa la clavicule du lion.

Malgré son bras inerte, Stavros poursuivit le combat et ôta la vie d'un autre Turc. La bougie n'avait toujours pas sombré dans le néant. Et les Turcs commencèrent à faiblir. Pas à pas, ils reculaient devant le courage du combattant grec. Tous avaient été touchés par le tranchant de son épée et ils savaient tous combien un lion blessé pouvait être dangereux. Sans la traîtrise, il les aurait vaincu.

Une seconde balle le frappa et lui brisa sa mâchoire. Il tomba en arrière, sans bruit, comme si la terre avait reçu son enfant dans ses bras. Il gisait inerte après avoir donné un dernier baiser rouge à sa patrie. Le traître s'approcha des soldats turcs surpris et soulagés par cette fin heureuse. Ils entourèrent son corps avec précaution tant leur peur de subir un dernier soubresaut du lion était grande. Mais il avait définitivement rendu l'âme. La bougie s'était éteinte.

Ce fut alors que commença le plus atroce des actes de guerre. Un à un, ils lui découpèrent tous les membres et les précipitèrent avec son corps dans les gorges. Ils ne conservèrent que sa tête pour prouver leur exploit. Et pour que le mort ne pût les voir et se venger, ils lui crevèrent les yeux. C'était ainsi que la couleur fut déchirée. Ce jour funeste, le ciel se noya dans la mer.

L'épée des esclaves brisée, le chant des klephtes terminé, Stavros entra dans la mémoire des hommes et son souvenir resta à jamais vivant dans cette région de la Grèce où un trait de mer sépare la terre. Car quelques mois avant de s'éteindre la bougie en avait allumé une autre. Elle lui avait donné sa couleur... Celle-ci, en traversant les flots avant de naître à nouveau, avait pris une teinte bleue. C'était du moins ce qu'affirmait une légende oubliée.

*****

Au bord du ciel et de la mer
N. Lygeros

Par son insupportable légèreté, la Grèce tient du ciel.
Une légèreté que nous pourrions qualifier de socratique.
Devant la gravité permanente du contexte historique,
la légèreté représente une sorte de survie.
Un moyen d'affronter le destin.
Le destin d'un peuple en quête d'absolu.
Un absolu nécessaire, celui de l'existence.
Chez nous l'existence diachronique est synonyme d'éternité de l'instant,
d'où la conscience de détenir un trésor lorsque nous parlons d'histoire.
Nous marchons avec légèreté afin de ne pas écraser nos vestiges.

Par la profondeur de son histoire, la Grèce tient de la mer.
Une histoire qui a la beauté de l'invisible.
Son caractère invisible n'est pas dû à l'obscurité
mais à l'accumulation de lumière ; un paradoxe alexandrin.
Comment voir dans la multitude du visible?
Chaque parcelle de notre pays est chargée d'histoire.
Alors que vaut l'essentiel lorsque tout est important?
Chez nous l'existence synchronique est synonyme d'omniprésence de l'histoire,
d'où la conscience de détenir un trésor lorsque nous vivons l'instant.
Nos pas sont profonds afin de toucher notre mémoire.

La force de la Grèce c'est d'être une frontière entre le ciel et la mer.
Un point de contact entre deux mondes bleus.
Les îles dans la mer, les cimes dans le ciel.
Une terre gorgée de lumière qui réchauffe son peuple.
Un peuple attaché à sa terre comme le langage à la pensée.
Notre langue est comme ce marbre antique
que nous retrouvons dans les églises byzantines et les forts vénitiens,
elle appartient à la structure fondamentale du Grec.
Le Grec qui, depuis des siècles,
contemple le ciel et la mer.

*****




Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Quelques lignes signalant votre passage me feront toujours plaisirs. Si vous n'avez pas de blog, vous pouvez néanmoins poster un commentaire en cliquant sur "Anonyme" et signer de votre nom ou un avatar. Amicalement,
Dzovinar