mercredi 3 août 2011

LA LETTRE DE FER (Nikos Lygeros)




La lettre de fer

N. Lygeros
(Traduit du grec par A.-M. Bras)

Si j’avais vécu alors 
j’aurais pu te montrer 
la barbarie 
mais alors, j’étais déjà 
mort 
et tu n’étais pas encore née. 
C’est pour cela que je t’écris 
afin que tu lises 
le passé que tu n’as pas vécu, 
l’avenir dans lequel 
je ne suis pas mort 
et que tu puisses devenir 
juste quand tu l’apprendras. 
Au commencement personne 
ne prit garde à la lune. 
Elle n’avait pas l’éclat 
d’antan. 
Personne n’écouta 
le silence des dragons 
et des croix nouées. 
Mais les pierres devinrent corps 
et les corps, arbres 
qu’une hache invisible coupa. 
Et les têtes blessèrent la terre. 
Tu n’as pas entendu le bruit 
que fait la tempe 
quand elle se brise sur la pierre. 
Personne ne peut le supporter 
sauf si c’est la sienne. 
Tu n’as pas d’enfants encore 
et je ne peux pas te décrire 
la mort des autres 
tu ne pourrais t’en attrister. 
Je sais que tu n’es pas 
indifférente, mais tu es si petite. 
Ne pleure pas maintenant. 
Garde les yeux ouverts. 
Tu ne sais pas encore 
et tu ne peux être blessée 
par le mensonge de la barbarie. 
Tu dois d’abord apprendre 
à souffrir. 
C’est seulement ainsi que tu deviendras juste. 
Et cela, seule l’Humanité 
peut te l’enseigner 
car même l’humanité a 
ses limites. 
Tu ne me crois pas, 
je le sais. 
Cela n’a pas d’importance. 
C’est une question de temps 
et le temps est avec nous. 
Un mort 
ne peut pas dire 
des mensonges. 
Ne regarde pas les barbares, 
seules les victimes 
ont besoin de toi. 
Tu entends ?

*****

Tout n'était que jeux
quand, dans nos jeunes années,
assis pour une matinée d'études
sur les bancs de l'école arménienne,
nous n'écoutions le maître
que d'une oreille distraite,
sollicités que nous étions par d'impératifs,
parce que rares, échanges amicaux espérés
durant la semaine  ...
Cependant, presque à notre insu,
l'apprentissage de notre langue
sa lecture, son écriture,
laissaient chaque fois quelque trace ...
Un matin, le maître soumit à notre réflexion
 un thème
 nous priant de coucher sur le papier
 le résultat de nos cogitations.
Je ne puis dire le plaisir que je pris
à l'élaboration de mon texte en arménien :
 c'était la première fois.
Je n'ai pas oublié l'expression d'étonnement
 qu'arborait le visage du maître
 lorsqu'il communiqua la note que méritait mon travail.

Mais j'étais encore bien loin d'imaginer
que ces lettres de notre écriture
 se dressaient, majestueuses sculptures de fer,
dans cette lointaine, mythique, irréelle
 plaine d'Arménie,
 porteuses d'une histoire millénaire
sanglante trop souvent
comme autant de témoins, gardiens de notre mémoire.

Dzovinar

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